6. LE RAPPORT A LA MORT

 

Cette histoire remonte à mon service militaire, quelques années avant que je ne troque l’uniforme pour le casque (métallique à l’époque) et le cuir (mon petit côté sadomaso), puis pour la blouse blanche (j’étais plutôt du genre instable à mes débuts !).

A peine quittais-je le doux cocon familiale que j’entrais dans la Maréchaussée. Je me portais même volontaire pour un service long (non non, pas encore par masochisme, mais pour obtenir une majoration de ma solde et préparer mon avenir).

J’avais bûché comme un malade durant mes trois mois de classes pour être dans les premiers au tableau d’avancement.

C’était le seul moyen de choisir mon lieu d’affectation et j’avais une idée très précise du cadre dans lequel je souhaitais passer mes vingt-et-un prochains mois : en Bretagne !

Le hasard voulu que j’atterrisse dans le département qui accusait le plus haut tôt de suicide en France, et il n’allait pas falloir attendre longtemps pour être confronté à la mort… toutes sortes de morts : fusils, grenades, cordes, gaz, couteaux, liquides inflammables, sauts dans le vide, trains, camions, rivières, médocs... c’est fou comme les personnes qui veulent en finir avec la vie peuvent être capables d’imagination !

De mon côté le gamin que j’étais encore prenait chacune de ces morts violentes de plein fouet.

A l’époque, les seules « cellules psychologiques » (si on peut les appeler ainsi) étaient celles dans lesquelles les malfrats séjournaient quelques heures entre deux interrogatoires !

Quant aux vieux briscards, ils n’avaient pas l’habitude de débriefer des interventions avec les bleus.

Alors chacun de nous s’efforçait d’encaisser comme il le pouvait, avec plus ou moins de réussite dont on pouvait facilement juger de l’efficacité à la taille des cernes qui apparaissaient parfois après les nuits d’insomnies.

Même là, j’arrivais encore à me dire, en me regardant dans la glace : « Rendez-vous les yeux ! Vous êtes cernés ! »

Je crois que c’est cette forme de détachement qui me permit de supporter toutes ces vies si brutalement interrompues.

Du moins m’en préserverait-il jusqu’à ce matin d’automne.

Le SAMU nous avait demandé de nous transporter dans un petit village, à 20 km de notre brigade, où nous attendaient les sapeurs-pompiers de la commune voisine et un médecin de campagne venu constater le décès pour lequel il avait évidemment opposé un obstacle médico-légal.

Nous roulions à vive allure en direction du hameau.

Le paysage flamboyant des arbres multicolores était sublimé par la brume.

Les éclats bleutés du gyrophare donnaient à ce spectacle un caractère étrange, que nous connaissions bien mon collègue et moi : celui d’une journée qui allait être éprouvante.

Si j’avais su à quel point, à cet instant précis !

Nous étions silencieux, concentrés sur la chronologie des actes qu’ils nous faudrait accomplir dès notre arrivée, avec professionnalisme pour ne pas passer à côté d’un potentiel homicide...

C’était déjà mon douzième cadavre (sans compter les accidentés de la route), mais celui-là allait modifier pour toujours mon rapport à la mort.

Quand nous arrivâmes devant la propriété, le maire en personne nous attendait, un petit homme bedonnant, en salopette (on était venu le chercher sur son exploitation agricole), habituellement jovial, mais au regard ce jour là fermé, profondément affecté parce qu’il venait d’apprendre (il n’avait pas voulu monter pour voir et nous n’allions pas le lui demander dans son état).

Les pompiers s’écartaient sur notre passage et nous indiquaient d’un geste de main l’escalier en haut duquel se trouvait la victime... un gosse de dix-sept ans.

Le toubib était assis dans la cuisine, et rédigeait déjà son certificat sur un coin de table, à coté d’un bol de chocolat froid, de pain tranché, de beurre salé et de confitures que la mère du gamin avait préparé, comme chaque matin avant de partir travailler.

Tout était resté en l’état, comme elle l’avait laissé après l’avoir réveillé, puis embrassé affectueusement avant de prendre la route pour dispenser ses cours dans une petite école située à 45 km de là...

Nous montions l’escalier, lentement, comme si nous cherchions à retarder l’échéance.

Il nous fallait encore grimper à une échelle jusqu’au grenier.

Et là, nous nous immobilisions, comme figés devant cette scène singulière.

Dans le contrejour d’un vélux, nous devinions plusieurs silhouettes suspendues à des esses, solidement fixées à l’énorme poutre traversant les murs de soutènement.

On y voyait, de gauche à droite, des gousses d’ail, des saucissons, un énorme jambon, un corps... humain, d’autres gousses d’ail.

Devant cette scène surréaliste, je ne pus contenir un ricanement, nerveux bien sûr, et dont j’ai honte en écrivant ces lignes.

Je crois que la carapace de l’humour venait d’entrer à nouveau en action pour me détacher (si je puis dire dans ces circonstances) de cette macabre vision : j’avais l’impression de vivre un jeu : « cherchez l’intrus ». Ce jeu auquel, des années plus tôt, notre maîtresse nous initiait en maternelle.

Avec le recule, je pense qu’inconsciemment je recherchais des souvenirs heureux de mon enfance pour occulter l’atrocité de la scène à laquelle j’assistais, devant ce petit corps suspendu au-dessus d’un escabeau couché au sol ; scène dont j’allais devoir faire un croquis, le plus détaillé possible, puis prendre les mesures pour positionner précisément tous les objets qui s’y trouvaient et que mon collègue allait prendre en photos... la routine quoi !

La routine ? Oui, jusqu’à ce que le silence soit soudainement brisé par des hurlements !

Les cris implorants d’une mère... de - SA - mère.

D’un coup le bouclier vola en éclat, l’armure qui me préservait de toutes ces horreurs se liquéfiait (tout comme moi), au fur et à mesure que je percevais les plaintes de cette pauvre femme qui venait de comprendre que la haut, la chair de sa chair, son unique enfant, avait commis l’irréparable.

J’entendais les pompiers lutter de toutes leur force pour l’empêcher de monter... je crois bien qu’elle les frappera jusqu’à s’effondrer d’épuisement.

Mon collègue me flanqua un coup de coude qui me sortit un instant de ma stupeur :

- Affole-toi grand ! Faut qu’on le décroche de là avant qu’elle monte...

Et là je réalisais que « le », c’était un gamin qui devait être à peine plus jeune que moi, et « qu’elle », en bas, ça pouvait être ma mère.

J’ai repris mon boulot, en accélérant le rythme, mais mes yeux s’étaient embrumés comme ce paysage d’automne que j’espérais maintenant retrouver au plus vite pour fuir ce lieu et toute l’horreur qui m’explosait au visage, pour échapper à ces cris qui transperçaient le plancher... pour échapper au regard de cette mère pleurant son enfant.

C’est moi qui dû retenir son fils pendant que mon binôme sectionnait la corde... je ne sais même pas comment j’ai trouvé la force pour le faire.

J’aurais tellement aimé que les pompiers l’aient fait avant nous, mais ces derniers qui avaient embarqué le toubib en chemin s’étaient contentés de geler les lieux, sur demande du médecin.

La nuit qui s’en est suivie, j’ai dû verser toutes les larmes de mon corps, et sans doute plus encore, celles que j’avais enfouies en moi lors de toutes ces morts violentes qui me revinrent en mémoire.

Depuis ce jour, jamais plus je n’ai abordé une victime (décédée ou non), sans penser à ses proches, parents, enfants, petits-enfants... pas forcément dans l’instant, quand les gestes priment sur l’affect, mais dès que possible.

Comme, j’en suis certain, tous ceux qui sur ce groupe ont été confrontés à la mort, je sais depuis ce jour qu'on ne s’habitue jamais à elle.

 


#RICHARDLEFORMATEUR

www.le-secourisme-en-video.org

 

 

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